Primo Levi
De la parole à l'oubli
La parole, lourde et brutale, dont Primo Levi était chargé jusqu'à paraître méconnaissable à ses proches retrouvés, ce monstre né en lui qu'il fallait débiter en morceaux et livrer à des oreilles à des bouches qui ne pouvaient l'entendre ni l'absorber. La parole du survivant que la mort a laissé en attente.
La parole de Robert Antelme : Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d'expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c'était impossible. A peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. http://www.gallimard.fr/catalog/bon-feuilles/01001115.htm
La parole. Donner, nommer, appeler : écrivait Jacques Derrida, en hommage à Paul Ricœur (Les Cahiers de l'Herne). Ricœur, Derrida, présents eux aussi en lecture ce soir de printemps 2007 où nous avons voulu nous souvenir de Primo Levi, rouvrir - non pas les plaies - un peu de leur inscription.
De cette brêche : l'insondable proximité du mal et du pardon, sur laquelle se heurtent les deux philosophes, sortira ce mot brisé (non négatif, dit Derrida) im-possible, comme la cohabitation de l'autre en soi ("celui qui en moi veut, décide ou pardonne, sans m'exonérer d'aucune responsabilité, au contraire"...)
De l'oubli à la parole
La parole reste " le plus cher", quand toute chose dite peut s'oublier. On peut ainsi entendre ces paroles de Derrida pensant à Ricœur : "Pour témoigner de mon admiration constante et d'une amitié, j'oserai dire d'une affection qui n'a cessé de croître, je me suis donc autorisé à me replier sur ce qui est le plus cher à ma mémoire : quelques uns des moments, toujours marquants pour moi, où, pendant quelque cinquante ans, j'ai vu, entendu ou rencontré Paul Ricœur, où la chance par lui me fut donnée de parler avec lui." (c'est Derrida qui souligne).
(notes en prologement au Café littéraire du 15 mai 2007 qui fut consacré essentiellement à des lectures de Primo Levi et de Ferdinando Camon)