à Idir Tas

J'ai rêvé d'une bibliothèque de campagne. C'était une construction rudimentaire dressée entre des piquets de bois et plantée dans la nuit, à côté du nomade endormi.
Sur le sommet du bancal édifice se tenait le vieil Homère, lui qui n'y voyait pas débordait d'images en ses pages lâchant des bateaux pleins de guerriers, des corps divins, des femmes aux charmes infinis. C'était un vieil homme, le père de tous les livres qui s'enfantaient de lui sur des routes ensoleillées, dans les flots, dans les cavales des nuages, qui se gravaient patiemment au fil du temps – de tous les livres qui se retrouvaient dans cette bibliothèque – la nuit les libérait, comme les jouets enchantés du conte. "Le petit Idir Tas", tout en haut de la pile, brillait sous la lune. Il avait la place du jour, du petit dernier. Des manches dépassaient les imprécations de Jacques Lacan, s'arrondissaient les lourdes collines de Giono, déboulaient les mondes de Victor Hugo... Tout était en effervescence et joie et tintamarre ; et quand le ruisseau chantait, tous se taisaient, l'oiseau blanc s'envolait comme une aube emportant la nuit.
Chaque nuit c'était ainsi, vivait la bibliothèque nomade, et chaque instant de nuit derrière les paupières fermées du lecteur, elle ouvrait le monde, ses arrière-salles bondées et joyeuses, ses cabinets secrets, ses clairières, elle lâchait ses oiseaux, déroulait ses images, confiait ses savoirs, caressait les branches d'un châtaignier.
Et le lecteur en riait dans sa nuit, ou en tremblait, au gré du rêve.
Même le jour, quand à l'instar du vieil Homère un instant s'en allaient ses yeux, il voyait le kaléïsoscope s'enchanter, "retourner la robe des anges". C'est ainsi qu'il était, le lecteur nomade, papillon ouvert, fermé, instant du monde...

rêve d'une nuit de printemps, 2003
en marge de "les genêts sont en fleurs"
René Thibaud.